LE SECTEUR AÉRONAUTIQUE MULTIPLIE LES EFFORTS POUR RÉSISTER À LA TEMPÊTE QUI AGITE LA FILIÈRE DUE À LA PANDÉMIE.
Pour l'aéronautique, cette crise est sans commune mesure avec celles affrontées précédemment », assène Guillaume Hue, associé chez Archery consulting, un cabinet de stratégie et de conseil. En effet, les chiffres sont effrayants : d'après l'Association du transport aérien international (Iata), en mars et en avril 2020, le revenu passager-kilomètre a chuté de 98 % par rapport à l'année précédente, les vols domestiques ont subi une diminution de 87 % en avril 2020 et le cargo tonne-kilomètre a baissé d'environ 25 %. Face à cette mise à l'arrêt des vols, toute la chaîne de construction d'avions s'est elle aussi arrêtée avec un effet négatif sur la trésorerie des constructeurs et de leurs sous-traitants. Cependant, une éclaircie semble se profiler pour les prochaines années. Le président du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas), Eric Trappier, prévoit une amélioration de la situation et un début de sortie de crise en 2023.
UN DUOPOLE MALMENÉ PAR LA CRISE
La crise est pour l'instant toujours en cours et frappe durement les deux géants Boeing et Airbus. Ils ont perdu respectivement 24 et 29 % de leur chiffre d'affaires entre 2019 et 2020. Pour ces deux constructeurs, c'est le secteur des avions commerciaux qui a le plus diminué avec 566 avions vendus en 2020 contre 863 en 2019 pour Airbus (-34 %) et un chiffre d'affaires de 157 millions de dollars en 2020 contre 380 M$ en 2019 pour Boeing (-59 %). Le 1 er trimestre 2021 voit un début d'amélioration. Les revenus globaux du constructeur américain sont toujours en baisse au 1 er trimestre mais seulement de 10 %. Airbus, lui, annonce un chiffre d'affaires inférieur de seulement 2 % au 1 er trimestre 2021 par rapport au 1 er trimestre 2020. Cependant, ses prises de commandes s'étiolent avec - 61 avions commerciaux en commandes nettes.
La reprise du trafic aérien commencera par les vols moyen-courriers avec des appareils monocouloirs, comme l'A321.
Boeing est entré dans cette crise déjà affaibli par l'affaire du 737Max. En effet, cet avion a été cloué au sol en 2019 et 2020 à cause de défaillances. Ainsi, si le duopole Boeing/ Airbus était plutôt en faveur de l'Américain jusqu'en 2019, aujourd'hui Airbus gagne des parts de marché. « Avant la crise sanitaire, les deux constructeurs avaient chacun environ 50 % des parts de marché pour les avions civils. Maintenant on est plutôt sur du 60/40 en faveur d'Airbus », note Guillaume Hue. Cependant, la crise du 737Max n'a pas touché que les États-Unis, mais aussi des sous-traitants français dont Safran qui fabrique le LEAP1B, le moteur du 737Max.
DES EMPLOIS EN DANGER
En tant que premier sous-traitant français de l'industrie aéronautique, Safran voit ses revenus très impactés par la crise avec une baisse de 33 % entre 2019 et 2020 et de 37,9 % entre le 1 er trimestre 2021 et le 1 er trimestre 2020. « Ce sont les sous-traitants qui subissent le plus fortement la crise », rappelle Edwin Liard, secrétaire fédéral de Force Ouvrière en charge de l'aéronautique. D'après le syndicat, les donneurs d'ordre comptent moins de suppression d'emplois que les sous-traitants : -0,9 % des effectifs contre - 7,5 %. En effet, les pertes de revenus des constructeurs aéronautiques se répercutent sur les emplois. Entre le 31 décembre 2020 et le 31 décembre 2019, le nombre d'employés d'Airbus a baissé de 3 %. Le groupe a aussi lancé un plan de restructuration de 1,2 Md€. Au 1 er janvier 2021, Boeing comptait 141 000 employés, 20 000 de moins qu'un an plus tôt soit une baisse de 12,5 %. Le groupe américain prévoit d'atteindre 130 000 employés d'ici la fin de l'année.
« Sans aucune aide publique, ce sont 100 000 emplois qui seraient menacés dans les six mois », a asséné le ministre de l'Économie, Bruno Le Maire, en juin 2020. Cependant, l'emploi n'est pas aussi touché que ce qui avait été craint au début de la crise. « L'expérience de 2008 a fait qu'on est rentré très tôt dans les négociations. Dès avril 2020, on a commencé à parler de l'activité partielle longue durée (APLD) », raconte Edwin Liard. Ce dispositif, soutenu par l'État, a permis de sauvegarder de nombreux emplois. « Malgré une crise beaucoup plus profonde qu'en 2008, l'impact sur l'emploi, lui, est moins important », se réjouit Edwin Liard. L'enjeu est aussi de préserver des postes à haute valeur ajoutée : « Il y a eu une prise de conscience globale pour maintenir les compétences spécifiques à l'aéronautique », rapporte Edwin Liard. Cependant, les aides du gouvernement ne se cantonnent pas à l'APLD. En tout, le plan de sauvegarde de la filière aéronautique comprend 15 Md€ d'aides, d'investissements et de prêts et garanties. Ce plan de relance inclut 1,5 Md€ d'aides publiques pour la R&D afin de concevoir un avion plus propre. « La crise a renforcé la demande des pouvoirs publics par rapport à la décarbonation de l'aviation. Airbus et Bercy se sont alignés sur une trajectoire qui vise à concevoir un avion vert à l'horizon 2035 », détaille Guillaume Hue.
LA DÉFENSE SOUTIENT LE SECTEUR
L'État avance aussi le rythme des commandes liées à la loi de programmation militaire. En effet, le volet militaire permet aux constructeurs d'amortir la crise car les États continuent leurs achats dans ce secteur. « La défense est un amortisseur de problèmes », souligne Eric Trappier. Même si le chiffre d'affaires de Dassault a diminué en 2020 d'environ 25 %, l'année 2021 s'annonce déjà plus prolifique grâce aux récentes commandes d'avions Rafale. La Grèce a commandé 18 Rafale : douze d'occasion à l'armée de l'Air et de l'Espace française et six neufs à Dassault. Un autre contrat signé avec le pays assure pour l'entreprise française la prise en charge du soutien logistique associé aux avions Rafale pendant quatre ans et demi. La Grèce perpétue ainsi 45 ans de partenariat avec Dassault aviation. De plus, pour remplacer les douze avions d'occasions achetés par la Grèce, l'armée française a commandé à Dassault le même nombre de Rafale neufs qui devraient être livrés entre 2027 et 2030. Le succès de ces avions de combat ne s'arrête pas là. Un contrat a été signé en avril 2021 avec l'Egypte. Le Caire a fait l'acquisition de 30 Rafale pour un montant de 3,75 Md€. Enfin, plus récemment, en mai 2021, la Croatie a commandé douze Rafale d'occasion à l'armée française. Il n'est pas prévu que ceux-ci soient remplacés par des neufs dans l'Hexagone. Cependant, le contrat signé par Zagreb, d'un montant d'un milliard d'euros, comprend aussi la formation et l'entraînement des pilotes croates.
L'aviation militaire ne subit pas autant la crise que le secteur civil. En 2021, plusieurs pays ont déjà commandé des Rafale, l'avion de combat de Dassault.
L'impact moins important de la crise sur l'aéronautique militaire par rapport au volet civil se remarque aussi dans le bilan financier de Thales. Entre 2019 et 2020, le chiffre d'affaires de l'entreprise n'a été impacté que de 7 %, sachant que les ventes liées aux avions civils ont diminué de 40 % contre seulement - 2,2 % pour le secteur de la défense et de la sécurité (qui ne comprend pas seulement les avions pour Thales). Au 1 er trimestre 2021, le groupe a même augmenté son chiffre d'affaires de 0,5 % avec une hausse des prises de commandes liées à la défense et la sécurité de + 13,1 % comparé à la même période en 2020.
UNE FILIÈRE QUI S'ORGANISE
Les plus grands groupes soutiennent, eux aussi, l'ensemble de la filière aéronautique. L'État et les quatre plus grandes entreprises françaises (Airbus, Safran, Dassault et Thales) ont créé un fonds d'investissement destiné à aider les PME et ETI. Les quatre entreprises se sont engagées collectivement dans ce fonds pour un montant total de 200 M€. L'État lui a apporté la même somme. Enfin, Tikehau Capital, qui gère ce fonds à travers sa filiale Ace Management, a investi 230 M€. « Derrière la création de ce fonds il y a aussi des questions de souveraineté. L'enjeu est que les sous-traitants français ne se fassent pas racheter par des entreprises étrangères », explique Edwin Liard.
Dans le même esprit de soutien à ses sous-traitants, le 27 mai, Airbus a dévoilé son plan de reprise d'activité pour les prochaines années. Les familles d'avions A220 et A350 reprennent doucement en cadence avec un passage de cinq à six avions par mois pour l'automne 2022. La famille A330 restera sur la même production de deux par mois. En revanche, la cadence de la famille A320 va décoller. Airbus compte passer de 45 appareils par mois au 4 e trimestre 2021 à 64 au 2 e trimestre 2023 et 75 d'ici à 2025. Des chiffres qui sont en accord avec la reprise du trafic aérien qui reprendra par zone : les vols long-courriers mettront plus de temps à reprendre du service que les moyen-courriers. Ainsi, Archery Consulting prévoit un repositionnement du marché vers les moyen-courriers. « Il va y avoir une augmentation de la demande en avions capables d'effectuer des moyen-courriers entre 2023 et 2024. Pour les long-courriers, il faudra attendre 2026-2027 », prédit Guillaume Hue. Les commandes d'avions monocouloirs de type A320 ou 737 risquent donc d'augmenter plus vite que les autres. Guillaume Hue insiste particulièrement sur l'intérêt de l'A321 : « Cet avion va permettre d'étendre le rayon d'action de la famille A320. Demain, avec un moyen-courrier, vous pourriez faire un vol Londres-New York. Ça devient très intéressant dans la crise qu'on vit car il nécessite un moins grand remplissage pour être rentable qu'un quadrimoteur. » Si ces prévi-sions se confirment, Airbus et ses sous-traitants devraient voir un début de sortie de la crise d'ici quelques années. Un rebond qui profitera notamment de la préservation des emplois du secteur.