LA PANDÉMIE A REMIS AU CENTRE DU DÉBAT PUBLIC LES ENJEUX DE SOUVERAINETÉ, NOTAMMENT SUR LE SECTEUR DU NUMÉRIQUE. L'ACCÉLÉRATION DE LA TRANSFORMATION NUMÉRIQUE NECESSITE UNE INDUSTRIE ÉLECTRONIQUE FORTE SUR LE TERRITOIRE EUROPÉEN.
L'affaiblissement de l'industrie électronique en Europe préoccupe les gouvernements depuis plusieurs années. Déjà en 2010, l'objectif de doubler la production de semiconduc-teurs avait été formulé. Ce but n'avait pas été atteint.
Aujourd'hui, il existe une vraie ouverture pour l'Europe afin de reprendre une place plus importante dans la production mondiale de composants électroniques. Récemment, le cabinet de conseil et d'études Décision a publié un rapport commandé par l'IPC, une association qui regroupe des fabricants d'équipements d'origine, de circuits imprimés et des assembleurs de cartes électroniques. L'étude s'intitule « Digital Directions, Greener Connections : An industrial policy report on european electronics manufacturing » (Direction numérique, verdissement des liens : rapport sur la politique industrielle de la filière électronique en Europe) et souligne la croissance des secteurs dits embarqués dans lesquels l'Europe a une forte productivité, par rapport aux secteurs « pour le consommateur ». Les téléphones, les ordinateurs personnels, l'audio et la vidéo ainsi que les appareils électroménagers font partie de cette dernière catégorie alors que le domaine de l'embarqué recouvre les systèmes industriels et les robots, l'automobile, l'aérospatial, les télécoms, la santé et l'informatique professionnelle (avec les serveurs et les supercalculateurs). Sur le Vieux Continent, les systèmes embarqués représentent 85 % de la production électro-nique. Au niveau mondial, en 2018, l'Europe possédait 22 % des parts de marché pour le secteur de l'embarqué alors qu'elle plafonnait à 6 % pour les autres secteurs. Cette même année, pour la première fois, la production mondiale de systèmes électroniques pour les secteurs embarqués a dépassé celle destinée aux consommateurs. De plus, ces systèmes embarqués ont un rôle à jouer dans la transition numérique et écologique. Les véhicules électriques, l'Internet des objets industriels, la santé connectée sont autant de domaines qui profiteront de l'électronique embarquée.
L'ÉLECTRONIQUE POUR SOUTENIR LA TRANSFORMATION NUMÉRIQUE ET ÉCOLOGIQUE
Pour réussir la transformation numérique et écologique, l'Europe souhaite réinvestir dans l'industrie électronique et relocaliser la production sur son sol.
Aujourd'hui, tous les regards sont tournés vers ces deux défis. Au moins 20 % des fonds du plan de relance européen iront au numérique et 37 % à la transition écologique. De plus, en mars, l'Europe a publié une boussole digitale afin de renforcer sa souveraineté dans le numérique. « La pandémie a révélé à quel point les technologies et les compétences numériques sont essentielles pour travailler, étudier et communiquer », a déclaré, le 9 mars, Ursula Von der Leyen, présidente de la Commission européenne. Cette boussole reprend notamment l'objectif de doubler la production de semi-conducteurs en Europe pour passer de 10 à 20 % de la production mondiale entre 2020 et 2030. Rappelons qu'il y a 30 ans, l'Europe représentait 40 % de la production mondiale. Ces enjeux de souveraineté se retrouvent aussi en France avec la création d'un Observatoire Technologies & Souveraineté numérique par Télécom Paris et Netexplo en mai. « Il y a actuellement une vraie rupture dans les mots. On a vu apparaître ces enjeux de souveraineté à tous les échelons de la Commission européenne et des pouvoirs publics, se réjouit Léo Saint-Martin, associé chez Décision. Reste à savoir si ça va se transformer en actes. » Plusieurs signes vont dans ce sens.
UNE R&D FORTE EN EUROPE
L'Europe a toujours eu et continue d'avoir une forte politique de soutien à la recherche et au développement. En 2018, deux projets avaient été lancés dans ce sens par l'Europe : l'Eu-roHPC (High Performance Computing, calcul haute performance) et l'initiative pour un processeur européen (EPI). L'EuroHPC est une entreprise commune qui a pour but de développer un superordinateur avec une puissance supérieure à l'exaflop (soit 1 milliard de milliards d'opérations par seconde). Celle-ci a bénéficié de 1,1 milliard d'euros de subventions sur la période 2019-2020. L'EPI concerne le développement de processeurs avec une bonne efficacité énergétique tout en ayant de hautes performances. Ces deux projets s'inscrivaient dans le programme de recherche européen Horizon 2020. Aujourd'hui, le partenariat appelé Key Digital Technologies (KDT) prend le relais. Cette entreprise commune européenne est lancée dans le cadre de Horizon Europe, le programme-cadre de l'Union européenne pour la recherche et l'innovation qui commencera cette année et se terminera en 2027. KDT aura pour objectif de renforcer la recherche et l'innovation en Europe sur les composants électroniques, en particulier les semi-conducteurs. Ce partenariat est la suite directe de ECSEL (systèmes et composants électroniques pour un leadership européen) qui a eu lieu entre 2014 et 2020. KDT devrait profiter d'un budget plus élevé que ECSEL qui avait été financé à hauteur de 4,9 Md€. KDT recevra 1,8 Md€ de la part de la Commission européenne, la même somme des États membres et 2,5 Md€ grâce à des associations regroupant des industriels et des organismes de recherche.
Lors de sa visite chez ASML, l'un des leaders mondiaux de la fabrication de machines de photolithographie pour l'industrie des semi-conducteurs, Thierry Breton a confirmé sa volonté de voir la construction d'usines à l'état de l'art en Europe.
En plus de financer la recherche et le développement, ce système de soutien permet aussi d'avoir une main-d'œuvre européenne hautement qualifiée. Cependant, l'affaiblissement de l'industrie électronique a entraîné une diminution du nombre d'étudiants poursuivant des études d'ingénieur dans ce domaine. De plus, l'électronique est une industrie qui ne s'adresse pas directement au consommateur et il peut être difficile pour les étudiants de faire le lien entre l'électronique et ses applications. Ces deux facteurs combinés mènent à un trou au milieu de la pyramide des âges (entre 30 et 35 ans) des employés de l'industrie électronique. Pour remédier à ce problème et afin que les compétences ne se perdent pas, les commissaires Schmit et Breton ont lancé officiellement, le 11 novembre 2020, trois pactes sur les compétences. Ceux-ci concernent la microélectronique, l'automobile et l'industrie de l'aérospatial et de la défense. Deux milliards d'euros d'investissements publics et privés permettront de former plus de 250 000 travailleurs et étudiants dans le secteur de la microélectronique en Europe dans les quatre prochaines années.
LE SOUTIEN À LA R&D NE SUFFIT PAS
« En Europe, on a un système qui a toujours bien aidé la recherche mais c'est presque un piège si on ne soutient pas la production : les PME restent compétitives grâce aux subventions de la recherche mais ne grossissent jamais », modère Léo Saint-Martin. En effet, traditionnellement, les politiques publiques en Europe soutiennent moins l'industrialisation pour éviter de biaiser la concurrence. « Le problème, c'est que les concurrents internationaux n'ont pas la même politique, que ce soit en Chine ou aux États-Unis », rapporte Léo Saint-Martin. Ces deux grandes puissances sont en forte rivalité sur les sujets qui touchent au numérique et à l'électronique. Le président américain Joe Biden a récemment allongé la liste noire des entreprises chinoises privées d'investissements américains. Il s'inscrit, sur ce point, dans la lignée de la politique de Donald Trump qui avait désigné 31 sociétés sur cette liste. Leur nombre se porte aujourd'hui à 59. « Les États-Unis jouent de leur position de dominants et essaient d'empêcher la Chine d'avoir ses propres capacités en microélectronique », révèle Léo Saint-Martin. Ainsi, la remontée industrielle de l'Europe ne peut se faire sans prendre en compte la rivalité entre ces deux géants.
DE NOUVEAUX SOUTIENS À L'INDUSTRIE
De plus, pour permettre une relocalisation de la production électronique en Europe, il est nécessaire d'apporter aussi un soutien à l'industrie. De nouvelles mesures sont en train d'être mises en place dans ce sens. Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur, semble bien décidé à ce qu'une fonderie européenne voit le jour. La question est de savoir quelle technologie elle produira. Le commissaire pousse pour l'obtention d'une fab à l'état de l'art qui graverait à 2 nm. Un projet très ambitieux sachant que la fonderie la plus avancée en Europe grave à 14 nm, et qui n'est pas au goût de tout le monde... Infineon et STMicroelectronics ont reproché ces ambitions à Thierry Breton. « Nous pensons que l'Europe devrait se focaliser sur des technologies modernes mais pas à l'état de l'art », a déclaré Helmut Gassel, directeur marketing d'Infineon Technologies, lors d'une interview pour Bloomberg. En effet, ces innovations de tailles nanométriques vont d'abord être utilisées dans des smartphones ou pour le calcul intensif, domaines pour lesquels l'Europe a une faible production de composants électroniques. Le Vieux Continent se démarque plus dans l'automobile, par exemple. Ainsi, Helmut Gassel souligne que « la grande majorité des composants d'une voiture aujourd'hui et dans les cinq prochaines années ne bénéficiera d'aucun avantage d'une technologie inférieure à 20 nm ». Davantage d'informations sur cette fonderie devraient arriver avant la fin de l'année.
EMSProto Les fabricants de cartes électroniques sont essentiellement des PME et des TPE en Europe, et produisent de faibles volumes.
D'autres annonces semblent être à l'origine de plus de consensus. En décembre 2020, plusieurs États européens ont signé une déclaration jointe pour coopérer sur les processeurs et les technologies de semi-conducteurs. Ils ont invité d'autres pays à les rejoindre et aujourd'hui la signature de 22 États membres, dont la France, figure sur cette déclaration. Le document stipule que « les États membres signataires s'accordent à travailler ensemble pour soutenir la chaîne de valeur de l'électronique et des systèmes embarqués en Europe. Cela comprend un effort particulier pour renforcer l'écosystème des processeurs et des semi-conducteurs ainsi que pour étendre la présence industrielle tout au long de la chaîne d'approvisionnement. » Il est probable que cette déclaration jointe mène prochainement à un nouveau projet important d'intérêt européen commun (IPCEI).
L'encadrement de ce type de projet avait été explicité par la Commission européenne dès 2014, mais il a fallu attendre 2018 pour que le premier IPCEI sur la microélectronique soit approuvé. La France, l'Allemagne, l'Italie et le Royaume-Uni ont mis en commun 1,75 Md€ pour déve-lopper la recherche et l'indus-trialisation de la microélectro-nique en Europe. En décembre 2020, l'Autriche a rejoint l'IPCEI avec 146,5 M€. Ce projet est divisé en 40 sous-pro-jets et en cinq technologies : les puces à haut rendement énergétique, les semi-conducteurs de puissance, les capteurs intelligents, les équipements optiques avancés et les matériaux composites. Cet IPCEI devrait être achevé en 2024.
UNE EUROPE FOCALISÉE SUR LES SEMICONDUCTEURS
La microélectronique est au centre des attentions européennes. En juillet 2020, Thierry Breton a aussi annoncé le lancement d'une alliance européenne sur la microélectronique. Celle-ci aurait deux volets : l'un de R&D, l'autre de soutien à la production. L'investissement de départ serait de 20 à 30 Md€ et s'appuierait à la fois sur des fonds publics et privés. « Cette alliance est d'une importance capitale pour la souveraineté numérique européenne », insiste le commissaire.
Toutefois, cette attention particulière qui est donnée aux processeurs et aux semiconduc-teurs en Europe ne prend pas en compte toute la chaîne de valeur de l'industrie électronique. Entre les fabricants de composants électroniques et les industries qui les utilisent, se trouvent les entreprises qui fabriquent les circuits imprimés (PCB) et qui assemblent les cartes électroniques (EMS). En Europe, les EMS représentaient 43 Mde de revenus en 2020 et une croissance de 5 % par an entre 2015 et 2020 malgré un recul en 2020 dû à la crise sanitaire. Les PCB comptaient pour 3,4 Md€ en Europe en 2020, soit environ 5 à 6 % de la production mondiale. L'écosystème a subi un fort recul depuis 40 ans car la production s'est localisée en Asie qui compte aujourd'hui pour plus de 80 % des parts de marché. Actuellement, les EMS et les PCB européens sont essentiellement des PME et des TPE.
Le cabinet de conseil Décision et l'ICP s'associent dans leur rapport pour attirer l'attention des décideurs européens sur la question de ces intermédiaires. « L'écosystème PCB et EMS est dans une situation aussi difficile que l'industrie microélectronique européenne. Il ne faut pas l'oublier ! » tient à souligner Léo Saint-Martin. De plus, aujourd'hui, ces acteurs se positionnent aussi comme experts et conseillers des nouveaux entrants sur le marché de l'électronique. En effet, de plus en plus d'industries ont besoin de l'électronique et ces nouveaux arrivants connaissent mal la filière. Leurs premiers interlocuteurs seront les EMS, les PCB et les distributeurs. Ajouter une activité de conseil à leurs savoir-faire traditionnels leur permet d'augmenter leur marge. « Il est important d'avoir un fort écosystème EMS/PCB pour que les nouveaux acteurs européens puissent bénéficier de ces conseils. Si on soutient exclusivement la microélectronique et qu'il n'existe pas de ponts entre les acteurs de la microélectronique et les industries finales en Europe, la filière ne pourra pas s'organiser », insiste Léo Saint-Martin.
Afin que toute la chaîne de valeur de l'électronique profite du soutien de l'Europe, Décision et IPC proposent la tenue d'un IPCEI sur l'industrie 4.0. D'après eux, un tel projet permettrait de couvrir tous les besoins de la filière électronique en Europe notamment car les usines de microélectronique mais aussi des PCB et EMS pourraient être modernisées afin de rester compétitives. Ainsi, si l'Europe semble avoir pris conscience de la nécessité de renforcer l'industrie électronique pour réussir la transformation numérique et écologique, les moyens d'y parvenir ne font pas encore consensus.