Couverture ElectroniqueS n°127

Après les gigantesques fusions-acquisitions intervenues en 2015 et 2016, on pourrait penser que l'industrie des semi-conducteurs est dans une importante phase de consolidation. Ce n'est pas l'avis de Wally Rhines, président et CEO de Mentor Graphics, qui, chiffres et études à l'appui, démontre que c'est plutôt l'inverse qui se passe. Et si gros rachats il y a, ce n'est pas tant pour réaliser des économies d'échelle et accroître ses parts de marchés que pour mieux cibler ses activités sur les marchés porteurs. Vous contredîtes plusieurs études indiquant que l'industrie des semi-conducteurs est actuellement en phase de consolidation. Vous dites même que cette filière est plutôt en période de dé-consolidation. Exposez-nous vos arguments? WALLY RHINES Les études que vous mentionnez se basent uniquement sur les gigantesques fusions-acquisitions qui ont eu lieu en 2015 et 2016. Ainsi, ces fusionsacquisitions ont représenté en cumulé une valeur globale de 94 milliards de dollars en 2015 et de 116 milliards de dollars en 2016, alors que les niveaux oscillaient entre 10 et 23 milliards de dollars par an au cours des années 2010 à 2014. Mais si l'on regarde d'un peu plus près la situation, on s'aperçoit que ces énormes montants en 2015 et 2016 ont été le fruit non pas de nombreuses fusions-acquisitions –ce qui caractérise la consolidation– mais de quelques rachats aux montants pharaoniques, en l'occurrence NXP/Freescale, Intel/Altera, Avago/ Broadcom, Analog Devices/Linear Technology, Softbank/ARM et Qualcomm/ NXP. On ne peut donc pas parler de consolidation. Et si l'on se place sur une période plus longue, la tendance est plutôt àladé-consoli-dation. Par exemple, quand on regarde l'évolution de la part de marché cumulée des 50 premiers fabricants de semi-conducteurs entre 2003 et 2014, on observe qu'elle a chuté d'environ 15 points en une dizaine d'années, passant de 98,6% en 2003 à 84% en 2014, selon IC Insights. Même avec les mégas fusions-acquisitions de 2015 à 2016, la part de ce Top 50 en 2016 est restée inférieure à ce qu'elle était en 2003. Et si l'on se base sur l'évolution de la part de marché cumulée du Top 10 ou du Top 5 au cours des 45 dernières années, on remarque que cette part n'a finalement que peu varié. Ce sont juste les acteurs du secteur qui ont changé. Et ce constat de quasi-stabilité s'applique aussi pour les numéros 1 mondiaux successifs des semi-conducteurs dont la part de marché, au fil des décennies, n'a quasiment pas varié, autour de 14 ou 15%. Les mégas fusions-acquisitions intervenues en 2015 et 2016 ont-elles changé la donne au niveau du rapport de force entre les ténors des semi-conducteurs? WALLY RHINES On a souvent tendance à dire que les fusions-acquisitions permettent d'accroître les parts de marché des entreprises. C'est une idée à laquelle il faut également tordre le coup dans le domaine du WALLY RHINES, président et CEO de Mentor Graphics “ Nousnesommes pas près de voir l'industrie des semi-conducteursaux mains de seulement quelques grands groupes, malgré ce que pourraient laisser entrevoir les fusions-acquisitions récentes. Les faits montrent que ce secteur est en fait plutôt régi par de la dé-consolidation. semi-conducteur, car les faits montrent qu'il n'y a aucune corrélation entre les deux. J'en prends pour preuve que, dans le Top 5 actuel, seule une société a pu gagner des parts de marché via des acquisitions, en l'occurrence Avago qui, grâce au rachat de Broadcom , a vu sa part de marché passer de 0,7% en 2013 à 4,2% en 2016. En revanche, la part de marché d'Intel est restée stable autour de 15% au cours des 5 dernières années malgré plusieurs acquisitions notables, dont celle d'Altera. Et si la part de Samsung a gagné deux points en 5 ans, cela n'a rien à voir avec les acquisitions réalisées par le coréen sur cette période. C'est essentiellement l'augmentation du prix des mémoires qui a augmenté sa part de marché. L'une des croissances récentes les plus importantes du Top 5 est à mettre au crédit de TSMC dont la part de marché a bondi de 4,5% en 2011 à 8,1% en 2016, mais cela sans que le fondeur ne procède à la moindre acquisition. Enfin, les fluctuations de la part de marché de Qualcomm (en hausse de 2010 à 201 et en baisse depuis) ne sont, là encore, pas corrélées à des acquisitions, mais plutôt aux variations du marché phare du groupe, à savoir le sans-fil. Quid des économies d'échelle? WALLY RHINES Les économies d'échelle en production, souvent considérées comme l'un des principaux bienfaits des fusions-acquisitions, n'ont finalement que peu d'impact sur la profitabilité des acteurs du semi-conducteur et n'expliquent en aucun cas cette course aux rachats constatée en 2015 et 2016. Cela à cause d'une spécificité de ce secteur: l'importance croissante des fondeurs - la part des sociétés fabless est passée de 7% en 1999 à 30% en 2016 - auprès desquels il est quasiment impossible d'obtenir des rabais significatifs, même lorsque les volumes de production croissent fortement. Et d'ailleurs, les faits montrent que ce ne sont pas forcément les sociétés du semi-conducteur les plus importantes qui sont les plus rentables. Même en R&D, les économies d'échelle ne sont pas probantes dans cette industrie: depuis 35 ans, la part du chiffre d'affaires réinvesti dans la R&D est restée relativement stable, autour de 14%. Comment expliquez-vous alors les mégas fusions-acquisitions intervenues en 2015 et 2016? WALLY RHINES Je pense qu'il existe deux raisons principales à cette fièvre acheteuse de 2015 et 2016. Il y a tout d'abord un aspect financier indiscutable qui fait que, quand les bonnes opportunités se présentent, on les saisit, surtout si notre situation financière est bonne. D'un point de vue de la stratégie industrielle, je pense que la vraie raison de cette course aux fusions-acquisitions réside dans le besoin de se spécialiser dans des nouveaux débouchés porteurs car la spécialisation est source de profit dans l'industrie du semi-conducteur. Et là encore, les faits sont là pour appuyer mes dires. À l'image d'un Texas Instruments qui s'est désengagé de nombreux secteurs dans les années 2000 (mémoires, matériaux, drivers de LCD, capteurs, modems, etc.) pour se focaliser sur l'analogique, notamment avec le rachat de National Semiconductor en 2011, et “ Dans le semi-conducteur, la spécialisation est source de profit et explique en grande partie les récentes mégas fusions-acquisitions. ” qui a vu parallèlement sa marge opérationnelle passer d'à peine 10% dans les années 1990 à près de 40% aujourd'hui. NXP a fait de même en se spécialisant progressivement dans l'automobile et la sécurité, et affiche aujourd'hui une marge de plus de 20% alors que le groupe était largement déficitaire en 2009. Et que dire d'Avago/Broadcom dont la marge d'exploitation, négative en 2007, frôle aujourd'hui les 40% alors que, dans le même temps, son activité s'est focalisée essentiellement sur les datacenters et les réseaux sans fil. Ou bien encore d'Analog Devices qui réalise aujourd'hui 91% de ses revenus dans les circuits analogiques et surfe avec des marges de 30%. À l'inverse, des sociétés comme Intel ou Microsemi, qui ont procédé ces dernières années à de nombreuses acquisitions dans des secteurs divers, n'ont pas vu leurs marges d'exploitation progresser. Au fond, cette tendance n'est-elle pas liée à la nature même de l'industrie du semiconducteur? WALLY RHINES Cette industrie a ceci de particulier qu'elle est en capacité d'innover sans cesse d'un point de vue technologique, au point de continuer à réduire d'un tiers chaque année le coût d'un transistor, ouvrant ainsi la voie à de nouveaux débouchés qui ont porté à tour de rôle le marché pendant des décennies. À la vague de l'informatique professionnelle dans les années 1970 a succédé celle du PC dans les années 1980, puis celle du PC portable dans les années 1990, celle des communications mobiles dans les années 2000 et celle des systèmes embarqués intelligents dans les années 2010. Et cela va continuer avec la vague des objets connectés qui est en passe de prendre le relais. Et qui dit nouvelles applications, dit nouveaux acteurs et nouveaux leaders du semi-conducteur, remodelant ainsi le paysage de cette industrie au fil des années. Et les meilleurs sont ceux qui s'adaptent le mieux à ces changements. Selon Wally Rhines, l'industrie du semi-conducteur a ceci de particulier qu'elle est en capacité d'innover sans cesse d'un point de vue technologique, au point de continuer à réduire d'un tiers chaque année le coût d'un transistor, ouvrant ainsi la voie à de nouveaux débouchés qui portent à tour de rôle ce marché. Bref, il est clair que nous ne sommes pas près de voir cette industrie aux mains de seulement quelques grands groupes, malgré les fusions-acquisitions récentes. D'ailleurs, la valeur cumulée de ces rachats devrait revenir à un niveau normal en 2017.

“Il n’y a pas de consolidation de l’industrie des semi-conducteurs ”

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